Prusse et
pruche (le second étant une variante du premier, v.
pruche) viennent directement de France, comme en avaient déjà fait l'hypothèse quelques commentateurs canadiens au cours du XXe s., dont les explications à ce sujet restent encore valables (v. Poirier, s.v.
prusse; v. aussi RoussBot 69-70, RoussPlant 148 et RoussBouch 285-286). De toute évidence, on employait déjà ces deux variantes dès la première moitié du XVIe s. dans le Nord et le Nord-Ouest de la France, plus particulièrement dans les chantiers de la marine. Elles devaient y désigner un conifère (soit
Picea abies, une épinette, soit
Abies alba, un sapin) qu'on utilisait dans la construction navale pour faire des mâts et qui provenait de la Prusse-Orientale, ancien État de l'Allemagne du Nord riche en forêts de conifères. Comme le mot était bien connu des marins, on comprend que Cartier (ou quelqu'un de son équipage) ait eu recours spontanément à
pruches pour nommer des conifères de grande taille aperçus sur la rive nord de la baie des Chaleurs et auxquels il reconnaissait d'emblée les qualités recherchées pour la mâture (v. l'exemple de 1536 sous
pruche); l'utilisation de certains conifères, dont l'épinette, pour la fabrication des mâts est d'ailleurs fréquemment évoquée tout au long des XVIIe et XVIIIe s. (v. les exemples de
N. Denys et
V. Saccardy). En ce qui concerne son étymologie,
prusse résulte sans doute d'une ellipse de
sapin de prusse, voire de
arbre de prusse ou de
bois de prusse (locutions elles-mêmes attestées à date ancienne avec la variante
pruche). Bien que nous ignorions si ces termes apparaissent dans la documentation française des XVe et XVIe s., leur usage à cette époque peut être établi grâce à l'existence d'appellations anglaises correspondantes qui sont attestées dans des documents relatifs à la marine britannique et qui servaient justement à désigner une essence résineuse provenant de la Prusse, utilisée dans la construction navale :
Firr de pruce (1409),
mast of a spruce tree et
Spruce tree mast (1497) (v. MED, s.v.
Prusse, et OED, s.v.
spruce). Il est donc évident que
sapin de prusse a circulé au cours du XVIe s. parallèlement à
fir de pruce, puisque le complément déterminatif
de pruce de l'appellation anglaise révèle sa provenance française. Du reste, ces données témoignent bien des échanges de tous ordres, y compris linguistiques, qui se sont faits entre Anglais et Français à cette époque dans les ports du Nord-Ouest de la France, en particulier en Normandie. Ce n'est d'ailleurs certainement pas par hasard si le mot anglais
spruce a lui-même été transféré, dès l'époque coloniale britannique, à divers conifères nord-américains, dont ceux du genre
Picea (depuis 1613, v. DNE). Là encore, nombreux sont les auteurs qui vantent les qualités de ces conifères pour la mâture, tel J. Josselyn : «
Spruce is a goodly Tree, of which they make Masts for Ships, and Sail Yards [...].» (Voir J. Josselyn,
New-Englands Rarities Discovered, 1672, p. 63; pour d'autres exemples, v. aussi DNE). La relation de l'anglais
spruce avec un conifère de la Prusse – le nom de cet État s'est dit autrefois
Spruce en anglais, v. BDE, s.v.
spruce-1 – semble encore motivée à cette époque chez les auteurs de la Nouvelle-Angleterre, comme en fait foi ce commentaire de J. Evelyn en 1670 : «For masts, &c., those [firs] of Prussia, which we call Spruce» (v. OED). Ce n'est pas le cas pour
prusse chez ceux de la Nouvelle-France, exception faite de l'officier J.-B. d'Aleyrac, qui est le seul auteur français chez qui on relèverait
sapin de Prusse : «Les forêts sont composées de pins, de sapins de Prusse, d'épinettes [...]»; et encore, compte tenu des nombreuses interventions manifestes effectuées dans le manuscrit par l'éditeur en 1935, il est vraisemblable que cette unique occurrence s'explique par la simple absence d'une virgule après
sapins (v. J.-B. d'Aleyrac, dans Ch. Coste (éd.),
Aventures militaires au XVIIIe siècle, 1935, p. 26, doc. du XVIIIe s. devenu introuvable). – Depuis 1635; mais sans doute dès 1542, dans le
Routier du navigateur saintongeais Jean Alfonse, relation perdue dont il ne reste plus que la traduction du géographe anglais Richard Hakluyt publiée en 1600 :
And in all these Countreys ther are okes, and bortz ashes, elmes, arables, trees of life, prusse trees, ceders (d'après Mass no 152, qui estime que
arables et
prusse devaient probablement figurer tels quels dans le manuscrit original français).