1.
Les salmonidés. Selon la systématique moderne, la famille des salmonidés regroupe de nombreuses espèces de poissons qui abondent dans tout l'hémisphère nord et dont l'importance économique est considérable. Dans cette famille, on compte les saumons et les truites (genre
Salmo) ainsi que les ombles (genre
Salvelinus), poissons étroitement apparentés dont les espèces se présentent dans la nature sous de nombreuses formes naturelles variant notamment par la couleur et la taille. Ces poissons comprennent des populations qui vivent en eau salée ou saumâtre et qui remontent frayer en eau douce, d'autres qui vivent en permanence dans les eaux douces des lacs, des rivières et des ruisseaux. 2.
Les truites et les ombles. À l'époque de la Nouvelle-France, les Français ne purent observer, dans les eaux du nord-est de l'Amérique du Nord, que le saumon et l'omble, la truite véritable n'y ayant été introduite d'Europe que dans les années 1880. Tout naturellement, ils continuèrent d'appeler
saumon le saumon atlantique (
Salmo salar) que l'on rencontre de part et d'autre des côtes de l'Atlantique, mais ils nommèrent
truites toutes les espèces de l'omble dont ils ne pouvaient savoir qu'elles appartenaient à un genre différent de la truite véritable (
Salmo trutta), d'autant qu'ils ne disposaient pas encore d'un système descriptif rationnel et universel des êtres vivants comme celui qu'élaborera le Suédois Carl von Linné au milieu du XVIIIe s. Et encore, le célèbre naturaliste classera lui-même les ombles dans le genre
Salmo, le même que celui du saumon atlantique et de la truite véritable. Ce sont ses successeurs qui les reclasseront dans le genre des
Salvelinus, différenciant alors les
Salmo des
Salvelinus d'après une caractéristique de l'anatomie interne, celle de l'os antérieur de la voûte buccale appelé
vomer : chez les premiers, le vomer est plat et il comporte deux rangées de dents allant vers l'arrière, tandis que, chez les seconds, il est en forme d'étrave et il ne comporte des dents que sur la partie antérieure (appelée
tête) et non sur la postérieure (appelée
lame). C'est au cours du XIXe s. que les naturalistes français vont recourir au mot
omble pour nommer les espèces du genre
Salvelinus. Mot d'origine franco-provençale, il était déjà bien connu dans les parlers de la Suisse romande où il servait à désigner l'omble chevalier (
Salvelinus alpinus), espèce abondante dans les lacs et rivières de ce pays montagneux mais qui est également présente dans les eaux froides de l'Amérique du Nord. Quant à
omble de fontaine, qui dénomme le salmonidé indigène du nord-est de l'Amérique du Nord (introduit en Europe en 1879, d'après TLF), il traduit le nom scientifique
Salmo fontinalis (aujourd'hui
Salvelinus fontinalis) attribué à l'espèce en 1815 par l'Américain S.L. Mitchill. 3.
Les appellations populaires des ombles. La coloration et la taille des ombles sont très variables, ce qui s'explique par le jeu de facteurs tels que l'habitat, la nourriture et l'âge. Tout adepte de la pêche sportive est susceptible d'observer ce phénomène, sans toujours pouvoir se l'expliquer de façon aussi nette que l'ingénieur forestier Paul Provencher : «Il m'est parfois arrivé de penser que, dans un même lac, cohabitaient deux sortes de truites, à en juger par la couleur différente de leur chair – blanche ou rose – de même que par celle de leur peau. J'avais tort de penser cela, parce que ces différences proviennent, en réalité, de leurs changements de nourriture ou tout simplement, du fait que les fonds où elles vivent sont vaseux ou pierreux.» Ce sont pourtant de telles observations qui sont à l'origine des appellations populaires. Ainsi, tous les pêcheurs sportifs du Québec connaissent l'omble de fontaine sous le nom de
truite mouchetée, lequel s'oppose à
truite grise et à
truite rouge (du Québec). Cependant, ils lui attribuent aussi d'autres noms qui sont fondés tantôt sur les couleurs observables de la livrée ou de la chair du poisson (d'où
truite blanche,
truite bleue,
truite rouge et
truite saumonée), tantôt sur son habitat (d'où
truite de lac,
truite de mer,
truite de rivière et
truite de ruisseau). Ces appellations de la langue commune sont porteuses d'une représentation du monde intégrant à la fois – d'une façon plus ou moins consciente – les espèces de l'omble et les diverses formes naturelles de ces espèces, ce qui explique que l'on puisse entendre nommer un même poisson de plusieurs façons. En outre, elles servent de véhicule aux connaissances acquises par l'observation et l'expérience sur les êtres ainsi nommés, comme en témoigne ce commentaire d'un pêcheur sportif accompli, Michel Chamberland : «Pêcher la petite truite de ruisseau, ça c'est de la vraie pêche! Il suffit d'avoir fait cette pêche, au moins une fois, pour en comprendre toute la beauté. Ce damné petit poisson, vif d'allure et habitué à lutter contre le courant, se débat comme un diable dans de l'eau bénite lorsqu'il est piqué. Il donne alors l'impression d'être beaucoup plus gros qu'il ne l'est en réalité.» Ainsi, pour bon nombre de pêcheurs, la truite dite «de ruisseau» n'est donc pas seulement une petite truite mouchetée qui vit dans les ruisseaux, mais elle est aussi un poisson plus combatif que la truite dite «de lac». 4.
Les appellations savantes des ombles. C'est à partir des années 1930 que les spécialistes de la faune ichtyologique du Québec intégrèrent la distinction établie antérieurement par les systématiciens entre la truite et l'omble d'après des particularités du vomer (v. ci-dessus, point 2) et qu'ils adoptèrent par le fait même les termes appropriés dans leurs écrits. À cette époque, le naturaliste Claude Mélançon émettait déjà des doutes quant au succès de l'implantation du terme
omble auprès des non-spécialistes : «Les systématiciens convaincront difficilement nos pêcheurs qu'il n'y a pas de truites indigènes dans Québec, que le poisson appelé 'Truite' ici est une Omble. Ils auront beau affirmer que cette dernière est le chef-d'œuvre des Salmonidés, multiplier les preuves anatomiques, par exemple la différence du
vomer chez les deux groupes, on s'en tiendra longtemps aux apparences extérieures et à la nomenclature d'usage.» Vers le milieu du XXe s., certains scientifiques de renom semblent même avoir envisagé la possibilité d'introduire une nomenclature spécialisée proprement canadienne des espèces de l'omble puisqu'ils recouraient alors dans leurs écrits à des spécifiques tels que
omble moucheté (pour le
Salvelinus fontinalis),
omble gris (pour le
Salvelinus namaycush),
omble arctique (pour le
Salvelinus alpinus) et
omble rouge du Québec (pour ce qu'on considérait alors comme la sous-espèce
Salvelinus alpinus marstoni). Toutefois, cette tentative eut peu d'écho et ce sont finalement les termes français
omble de fontaine (pour le
Salvelinus fontinalis),
omble chevalier (pour le
Salvelinus alpinus) ainsi que le mot canadien
touladi (pour le
Salvelinus namaycush) qui se sont imposés comme noms d'espèces et qui ont fini par être normalisés (v. les remarques sous
02.,
03. et
04.). Même si, à partir des années 1970, ces termes officiels se sont souvent retrouvés sous la plume des chroniqueurs de pêche sportive dans des publications destinées aux non-spécialistes, ils n'ont jamais réussi à déloger les noms communs, lesquels restent d'ailleurs encore d'emploi courant. Cet état de fait n'a cependant pas empêché, en 1999, le bannissement des noms communs des publications gouvernementales destinées aux pêcheurs sportifs. – A.-A. Bellemare, dans
Le Soleil, 25 avril 1999, p. C1; L. Bernatchez et M. Giroux,
Guide des poissons d'eau douce du Québec, 1991, p. 41 et 61; M. Bertrand
et al.,
Les poissons d'eau douce du Québec, 1971, p. 32-34; A. Buies,
Récits de voyages, 1890, p. 158; M. Chamberland,
La pêche au Québec, 1966, p. 214-215 et 239;
Faune du Québec, no 6, 1974, p. 3; V. Legendre et J. Rousseau, «La distribution de quelques-uns de nos poissons dans le Québec arctique», dans
Annales de l'ACFAS, vol. 15, 1949, p. 133-135; Cl. Mélançon,
Les poissons de nos eaux, 1936, p. 69 et 71; A.-N. Montpetit,
Les poissons d'eau douce du Canada, 1897, p. 352-354; PPQ 1410C; P. Provencher,
Mes observations sur les poissons, 1976, p. 50; W.B. Scott et E.J. Crossman,
Poissons d'eau douce du Canada, 1974, p. 148 (pour la distinction entre les poissons des genres
Salmo et
Salvelinus) et 230.