1.
Les débuts de la traite. Au début de la colonie laurentienne, ce sont les Amérindiens qui viennent porter leurs pelleteries directement aux comptoirs de traite des Français (Tadoussac, Québec, etc.) entretenus par les compagnies qui bénéficient d'un monopole accordé par le roi. À mesure que la colonisation prend de l'importance, les autochtones peuvent aussi, en règle générale, traiter avec les Français fixés au pays, à condition que ces derniers revendent les pelleteries aux magasins des détenteurs du monopole qui, seuls, ont le droit de les exporter en France. Ces échanges surviennent notamment lors des foires de fourrures qui se tiennent à Trois-Rivières et à Montréal. À ces occasions, les habitants et les marchands font des avances de marchandises aux Amérindiens que ces derniers reviennent payer l'année suivante. Les différentes nations amérindiennes sont incitées à venir commercer dans la colonie laurentienne par de jeunes Français que les autorités ont placés chez elles pour servir d'interprètes (ou
truchements) et d'agents de liaison (par ex. Étienne Brûlé, Jean Nicolet). Plusieurs d'entre eux adoptent largement le mode de vie des nations qui les hébergent. Toutefois il ne semble pas que ces hommes aient été qualifiés de
coureurs de bois avant le XIXe s. (sous la plume d'historiens). 2.
Des Français comme intermédiaires. À la suite de la destruction de la Huronie (1648-1652), les Français perdent leurs principaux intermédiaires avec les nations de l'Ouest qui fournissent les pelleteries. Une fois la paix conclue avec les Iroquois (1653), commence le phénomène des voyages de traite au cours desquels des Français vont chercher eux-mêmes les pelleteries directement chez les nations amérindiennes de l'Ouest pour les revendre à leur compte dans la colonie; dès 1654, un
congé, ou permission des autorités, est nécessaire pour se livrer à cette activité qui, dès 1656, est interrompue par une nouvelle guerre iroquoise.
Coureur de bois n'est pas attesté à cette époque. En 1663, la Nouvelle-France passe sous administration royale. L'année suivante, le monopole du commerce des fourrures est concédé à la Compagnie des Indes occidentales. La route vers l'intérieur devenant plus sûre après la fin de la guerre iroquoise en 1667, les voyages de traite sont plus fréquents, notamment pour des raisons d'ordre économique; concurremment, la traite de boissons enivrantes, interdite depuis l'époque de Champlain, prend de l'ampleur. L'anarchie s'installe et on commence à se plaindre de ceux qui quittent les habitations pour aller faire la traite en territoire amérindien, majoritairement des fils d'habitants. Les autorités réitèrent (en 1669 et en 1672) l'obligation d'obtenir un congé avant de partir pour la traite. Les contrevenants, qu'on qualifie de
vagabonds et de
libertins et qu'on associe pour un temps aux
volontaires avant de leur attribuer l'appellation explicite de
coureur de bois (à partir de 1672), risquent la mise à l'amende, la confiscation des pelleteries et des marchandises, les galères et même la peine de mort. Ces mesures ont peu d'effets. 3.
Un indésirable. Les raisons pour décrier le coureur de bois sont nombreuses et diffèrent selon les groupes sociaux. Pour les habitants et les marchands qui ne s'associent pas à lui, il pratique une concurrence déloyale puisqu'il intercepte les Amérindiens et leurs pelleteries en amont de Montréal. Ce faisant, il nuit aux foires de fourrures et empêche plusieurs habitants et marchands de recouvrer leurs créances. Pour les missionnaires, il est une menace à l'évangélisation et au bien-être des Amérindiens car il leur fournit des boissons alcoolisées; par son libertinage et son goût du gain, il leur donne une mauvaise opinion des Français; il les empêche aussi de venir recevoir la religion auprès des habitations. Pour les administrateurs, qui partagent également l'opinion des groupes précédents, il représente l'indiscipline, l'ensauvagement des Français (jugement que traduit bien le mot
coureur de bois puisqu'avant l'avènement des voyages de traite, les expressions
courir les bois et
courir dans les bois sont surtout attestées en parlant des Amérindiens) et le retard du défrichement des terres; il est un intervenant incontrôlable dans les relations franco-amérindiennes, un contrebandier qui détourne une partie importante des pelleteries vers les colonies anglaises, où il achète aussi des marchandises, et il entraîne une baisse importante des revenus du gouvernement par le non-paiement des droits sur les castors et les orignaux. Paradoxalement, le coureur de bois compte plusieurs complices dans toutes les classes de la société : habitants, marchands et membres du gouvernement s'associent à lui pour profiter de son commerce lucratif. 4.
Le système des congés. À partir de 1681, le gouvernement instaure un nouveau système de congés de traite qui légalise et tente de contrôler la course des bois. Un certain nombre de coureurs régularisent leur situation soit en obtenant un congé (souvent en l'achetant de particuliers peu fortunés qui l'avaient reçu gracieusement des autorités), soit en s'associant à des marchands qui en ont obtenu un ou à des commandants de postes dans les pays d'en haut. Ils commencent alors à être désignés par le nom de
voyageurs. Ce titre, donné d'abord aux coureurs expérimentés qui font de la traite en territoire autochtone leur principale occupation, est par la suite appliqué également aux hommes de service, couramment appelés
engagés, appellation qui insiste sur leur statut par rapport à leur employeur (détenteur du congé ou du privilège de la traite) qui les engage comme hommes de peine et qui leur interdit, sauf exception, la traite à leur compte. L'expérience que le coureur de bois acquiert de la vie en forêt le rendant utile dans les expéditions guerrières, les autorités sollicitent ses services, notamment à l'occasion de la guerre iroquoise (1682-1701) et de celles contre la nation algonquienne des Renards (1712-1716, 1728-1734); le mot désigne ainsi un combattant rompu à la «petite guerre» (voir sens 03.). Il arrive que ses réalisations et son mode de vie suscitent même une certaine admiration (Lahontan). Toutes ces raisons font en sorte que la connotation péjorative associée à
coureur de bois s'atténue quelque peu et que le mot acquiert le sens d'«aventurier» de la traite des pelleteries, surtout dans les écrits de ceux qui n'appartiennent pas au gouvernement (voir
sens 04.). Néanmoins, la situation légale du coureur de bois est instable; ainsi, plusieurs préfèrent demeurer parmi les Amérindiens et refusent de rentrer dans la colonie au terme de leur contrat (si contrat il y a eu) et sont considérés comme déserteurs, ce qui arrive notamment pendant les périodes où le système des congés est aboli (de 1696 à 1716, puis de 1719 à 1728). Le coureur de bois peut perdre son statut illégal au gré des amnisties accordées par le roi (1681, 1703, 1714 et 1716). Il peut être néanmoins perçu comme hors-la-loi s'il fait du commerce hors des limites du poste prescrit dans son congé, s'il s'aventure dans certains territoires de traite réservés ou s'il enfreint certaines règles de conduite. 5.
Une appellation longtemps marquée. Le personnage, tout comme son nom, conserve donc une certaine ambiguïté, et, tout au long du Régime français, les autorités continuent à désigner ainsi ceux qui enfreignent les règles de la traite en territoire amérindien. C'est ce qui explique que le nom de
voyageur, qui est au départ plus neutre, devient en vogue et est préféré par ceux qui font de la traite des pelleteries en territoire amérindien leur véritable métier et qui veulent être bien perçus; dans les actes notariés le concernant (contrats de société, obligations auprès de marchands, contrats d'engagement, contrats de mariage, etc.), jamais un professionnel de la traite des fourrures ne se donne le titre de
coureur de bois. Il faudra attendre le milieu du XIXe s. pour que cette appellation prenne des connotations nettement mélioratives, à travers la vision mythique que donneront du coureur de bois les historiens et les romanciers. – L. Dechêne,
Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle, 1974, p. 171-180; G. Lanctot,
Histoire du Canada, 1959-1964, vol. 3; M. Trudel,
Initiation à la Nouvelle-France, 1968, p. 207-211; M. Trudel,
Histoire de la Nouvelle-France, vol. 3, t. 1, 1979, p. 223-224, et t. 2, 1983, p. 298-306.